CHAPITRE III
Dès que je le pus, je me rendis à la salle d'apparat, silencieuse et obscure. Le foyer ne contenait plus que des braises rougeoyantes. Je les ôtai et retirai, non sans peine, la plaque qui dissimulait le passage secret. Puis je descendis l'escalier qui menait à la crypte.
Le souvenir des quatre jours que j'avais passés dans le puits était encore vif dans mon esprit. J'avais été — ou cru être — un Cheysuli. J'avais connu la merveilleuse liberté des lirs ; j'avais su ce que c'était de sentir le vent gonfler mes ailes, de courir dans les sous-bois sur mes pattes de loup...
Je tirai de ma ceinture le poignard à tête de loup que Finn m'avait donné quand il m'avait juré allégeance.
— Jahai, dis-je doucement en le laissant tomber dans le puits sans fond.
— Karyon.
Je me retournai d'un bloc, manquant tomber dans l'oubliette.
Ce n'était pas Finn, comme je m'y attendais, mais Tourmaline.
Elle portait un lourd manteau de voyage dont la capuche retombait sur ses épaules. La lueur de ma torche faisait jouer des reflets dorés dans ses cheveux fauves.
— Tu l'as exilé, dit-elle, et maintenant je dois partir aussi.
J'ouvris la bouche pour protester. Les mots moururent sur mes lèvres. Brusquement, mes yeux se dessillèrent.
Je m'étais laissé abuser par de fausses évidences. Ce n'était pas Lachlan que Torry voulait ; pas du tout !
Ma sœur me ressemblait trop. Comme moi, il était impossible de la détourner du chemin qu'elle avait choisi.
— Nous n'avons pas osé t'en parler, fit-elle doucement, car nous savions ce que tu ferais. Il m'a dit que dans les clans, les hommes et les femmes se choisissent librement, que personne ne les oblige à aller contre leur volonté.
— Tourmaline... ( J'avais l'impression d'avoir vieilli de cent ans d'un coup. ) Tu connais mes raisons. Je ne voulais pas te rendre malheureuse, mais j'ai besoin de l'alliance avec un autre royaume...
— As-tu seulement pensé à me demander mon avis ? Mets-toi à ma place, Karyon, et dis-moi ce que tu aurais ressenti.
— Torry, dis-je après un long silence, penses-tu que j'aie choisi librement mon épouse ? Les princesses, comme les rois, doivent servir leur Maison. Je n'avais pas le choix.
— C'est toujours ainsi que les choses se sont passées, je le sais. Le Mujhar d'Homana ordonne à sa sœur d'épouser celui qu'il a choisi. Eh bien, cette fois, je dis non. Je décide de mon destin.
— Notre mère...
— ... est repartie à Joyenne. Je lui ai fait part de mes intentions, Karyon, et elle pense comme toi. Mais elle me connaît, elle n'a pas perdu de temps à protester. ( Elle eut un rire de gorge. ) Et puis, je ne suis pas dupe, pour Electra. Certes, c'était le moyen d'annexer Solinde ; mais elle est bien plus que cela pour toi. Tu l'as épousée parce que, comme tout homme qui pose les yeux sur elle, tu as ressenti le besoin impérieux de la posséder. C'est là que réside son pouvoir.
— Torry...
— Je pars, dit-elle calmement. Mais sache que ce qui s'est passé n'était pas intentionnel. J'ai soigné Finn à la Citadelle quand Alix n'en avait pas le temps ; intriguée par l'homme qui servait ainsi mon frère, j'ai cherché à le comprendre, et quelque chose de plus est né entre nous. Maintenant, tu l'as renvoyé, et mon tahlmorra est de le suivre.
— Le tahlmorra ne s'applique qu'aux Cheysulis, dis-je. Torry, ne pars pas. Je ne veux pas te perdre aussi.
— Alors rappelle-le auprès de toi !
— C'est impossible ! criai-je. Il a dit lui-même qu'il essaierait de nouveau de tuer Electra. Connais-tu les conséquences, si par malheur il réussissait ? Solinde se soulèverait, le qu'mahlin recommencerait. Cela signifierait la fin des Cheysulis, et la chute d'Homana.
— Karyon, dit-elle à mi-voix, je porte son enfant.
Quand je fus de nouveau capable de parler, je murmurai :
— Comment ne me suis-je aperçu de rien ?
— Tu n'as pas voulu voir, répondit-elle. Maintenant, il est trop tard. Il m'attend. Je dois partir.
Je jetai la torche dans l'oubliette.
— Ces ténèbres sont trop épaisses, dis-je. Il m'est impossible de savoir si tu pars ou si tu restes...
Une faible lumière éclaira les escaliers qui menaient à la crypte. Quelqu'un y attendait Torry. Des larmes brillaient sur ses joues quand elle m'embrassa, presque furtivement. Puis je restai seul avec le silence et la compagnie des lirs de pierre.
Dormir ou boire pour oublier... Je savais qu'aucune de ces deux échappatoires ne m'apporterait le repos. Quand je quittai la crypte des lirs, les échos de la harpe de Lachlan m'accueillirent dans la salle d'apparat.
Lachlan, dont les poèmes avaient pour âme Tourmaline.
Je suivis la musique et arrivai dans un petit solarium privé. Le harpiste était assis sur un tabouret recouvert de velours, penché sur sa Dame comme un amant perdu dans la contemplation de sa maîtresse.
Il leva les yeux quand il eut fini son lai.
— Karyon ! Je pensais que vous étiez allé vous coucher !
— Non.
— Vous êtes couvert de cendres, dit-il, ne croyez-vous pas...
— Finn est parti, l'interrompis-je, et Tourmaline l'a suivi.
II se leva d'un bond et me regarda comme si je venais de le poignarder.
— Torry ! Non, par Lhodi ! C'est impossible ! Vous m'aviez dit que vous alliez la marier à un prince !
Son visage ravagé trahissait sa douleur.
— Oui. Un prince, Lachlan, soulignai-je. Pas un harpiste.
— Oh, par Lhodi, cria-t-il, ai-je attendu trop longtemps ?
— Lachlan, dis-je, je sais depuis le début que vous êtes amoureux d'elle. Mais rien n'aurait été possible entre ma sœur et vous.
— Karyon, rappelez-la ! Je vous jure que vous n'en serez pas déçu. J'ai quelque chose à lui dire...
— Non, répétai-je. C'est trop tard. Elle porte l'enfant de Finn.
Son visage perdit toute couleur. Il retomba lourdement sur le tabouret. Il posa sa Dame sur le sol d'un geste raide de vieillard,
— Je voulais la ramener chez moi, murmura-t-il.
Il enleva de son cou un lacet de cuir dissimulé sous sa tunique et me le tendit. Il y avait une bague au bout du lacet. Elle portait le blason d'Elias.
— Il existe sept de ces bagues, dit-il. Mes frères et mon père portent les six autres. Oui, je sais comment les choses se passent dans les Maisons royales. J'appartiens à celle d'Elias.
— Lachlan ? dis-je. Est-ce vraiment votre nom ?
— Oh oui. Cuinn Lachlan Llewellyn. Mon père aime les prénoms compliqués.
— Le Haut Prince Cuinn d'Elias, dis-je. Par les dieux d'Homana, pourquoi me l'avoir caché ?
Il haussa les épaules.
— C'était un accord entre mon père et moi. Je ne suis pas... l'héritier que Rhodri aurait souhaité. Je préfère jouer de la harpe plutôt que gouverner un royaume. Je n'étais pas prêt à assumer mes responsabilités, et je ne voulais pas d'une épouse qui m'enchaîne au château. J'avais envie de voyager, de voir d'autres contrées... Il m'y a autorisé, à condition que je ne révèle pas qui j'étais, sauf en cas de danger.
— Si vous aviez parlé plus tôt, Torry ne serait peut-être pas partie !
— Je n'en avais pas le droit. Quand je vous ai rencontré, j'ai écrit aussitôt à mon père. Il m'a dit que je pouvais rester avec vous pour vous observer si je le souhaitais, mais que je ne devais pas me battre. Cela n'a pas toujours été facile, car j'ai suivi un entraînement martial depuis mon enfance, en dépit de mes préférences artistiques. ( Il eut un faible sourire.) Si vous réussissiez à reprendre votre royaume — ce que je ne pensais pas possible —, et à le garder pendant un an, Rhodri vous offrirait une alliance.
— Cela fait plus d'un an, fis-je remarquer.
— Et vous avez proposé la main de votre sœur à différents royaumes, n'est-ce pas ? Mon père est le Haut Roi. C'est à lui d'accepter votre offre, je ne pouvais pas prendre les devants. Par Lhodi, je pensais qu'elle attendrait...
— Lachlan, murmurai-je, si j'avais su...
— Oui. Mais je ne pouvais rien dire. Tel est le fardeau des princes...
— N'auriez-vous pu au moins le lui dire, à elle ?
— J'ai failli le faire plus d'une fois. Elle a toujours été très douce avec moi, essayant de me convaincre de ne pas chercher ce qui était inaccessible à un harpiste.
Et moi, comme un imbécile, je me disais qu'elle me tomberait dans les bras quand elle apprendrait la vérité. J'étais content d'attendre !
Je me souvins de notre rencontre, de tout ce qu'il y avait eu entre nous.
Il ne restait plus rien ; je compris ce qu'il allait faire.
— Vous n'aviez pas le choix, dis-je. Je sais ce que c'est de servir sa Maison. Ne vous accablez pas de reproches. Qu'auriez-vous pu tenter ?
— J'aurais pu parler, en dépit de mon père.
Nous savions tous les deux que cela n'aurait rien changé. Aucun homme ne peut forcer une femme à l'aimer si son cœur appartient à un autre.
— Par le Père Universel, dit-il en ramassant sa harpe, tout cela est inutile.
Je lui tendis la bague qui symbolisait son statut princier. Il passa le lacet autour de son cou et le cacha de nouveau sous sa tunique.
— Harpiste je suis venu, harpiste je partirai, dit-il.
— Si vous partez aussi, mon ami, je resterai vraiment seul.
Je ne pouvais pas en dire plus.
— Je savais qu'un jour je devrais retourner dans le royaume de mon père, dit-il avec tristesse. Mais j'avais espéré ne pas repartir seul.
Ses traits se durcirent.
— Vous êtes roi, Karyon, reprit-il, et les rois sont toujours seuls. Un jour, ce sera mon tour.
Il prit mon bras dans le salut rituel.
— Yhana Lodhi, yffennog faer, dis-je doucement. Marche humblement aux côtés de Lhodi, mon ami.
Lachlan le harpiste avait mis un point d'orgue à sa Ballade d'Homana.
Quand je retournai à mes appartements, elle m'y attendait, enveloppée dans l'une de mes robes de chambre bordée de fourrure.
Je n'avais pas envie de la voir. Cela ne servirait qu'à me rappeler le bannissement de Finn, le départ de Torry et de Lachlan.
Je fis mine de quitter la pièce ; elle me retint d'un mot.
— Non, reste, dit-elle. Je partirai si tu le souhaites.
Je m'assis, épuisé. Elle s'avança vers moi.
— Laisse-moi te faire oublier ton chagrin, murmura-t-elle.
Elle s'agenouilla et me retira mes bottes, puis le reste de mes vêtements couverts de cendres. Je ne dis rien, étonné de la voir accomplir un office de servante.
— Ah, mon seigneur, ne te torture pas ainsi, dit-elle.
Je me demandai si elle s'était agenouillée de la sorte pour Tynstar. Puis elle posa la main sur ma cuisse, et toute pensée consciente déserta mon esprit.
— Je ne suis pas Tynstar, ma dame, dis-je d'une voix rauque.
— Non, admit-elle sans sourire.
Mes mains entourèrent sa tête, jouant avec la lourde soie de ses cheveux. La robe de chambre glissa au sol. Dessous, elle était nue.
Je l'attirai contre moi et nous tombâmes sur le lit. Pour ne plus sentir l'horrible solitude, j'aurais couché avec le dieu des ténèbres en personne...
— J'ai besoin de toi, murmurai-je en prenant sa bouche. Par les dieux, femme, j'ai tellement besoin de toi...